Herta
Müller, prix Nobel de littérature : l’œuvre d’une résistante
par Elisabeth Bouvet
- RFI
Nadwah - 9 octobre 2009
L’Académie suédoise a
récompensé ce jeudi 8
octobre à Stockholm la poète
et écrivain allemande
d’origine roumaine. Herta
Müller, 56 ans seulement, a
été distinguée pour avoir « avec
la densité de la poésie et
la franchise de la prose,
dépeint l’univers des
déshérités », selon la
formule de la vénérable
Académie qui, en la
gratifiant du prestigieux
prix Nobel, a déjoué tous
les pronostics.
L’Académie suédoise est rarement là où on
l’attend. Et pourtant, en jetant un coup d’œil à
la liste des lauréats du prix Nobel, on aurait
mauvaise grâce à s’offusquer des choix
effectués. Cette année encore quand l’on songe
que le 9 novembre prochain, l’Allemagne (et même
la planète entière) célèbrera les vingt ans de
la chute du Mur de Berlin comme la fin d’un
cauchemar et l’aube d’une nouvelle ère plus
juste, plus libre, plus pacifique.
Or,
en désignant Herta Müller, les membres de
l’Académie braquent certes les projecteurs sur
l’Allemagne réunifiée mais également sur ce
monde d’avant qui fut, du moins pour une partie
orientale de l’Europe, sous la coupe du
communisme. Car l'existence de l’auteure
allemande, son œuvre aussi se retrouvent
précisément à la croisée, à la charnière, au
cœur même de ces deux « espaces-temps ».
Si
elle a rejoint l’Allemagne fédérale en mars
1987, soit deux ans avant la chute du mur,
c’était pour fuir le régime totalitaire de
Ceausescu. En Roumanie, où Herta Müller est née
en 1953 dans la communauté germanophone (et à ce
titre, minoritaire) du Banat dans l’ouest du
pays, elle est en effet interdite de
publication, ses écrits étant considérés comme
hostiles aux autorités. A commencer par son
roman Niederungen, chronique impitoyable
d’un village marqué par la peur, la haine et
l’intolérance de la part d’un pouvoir répressif
et néanmoins ubuesque, dont la parution au début
des années 1980 lui avait valu de sérieuses
tracasseries avec la Securitate, la
police d’Etat. Sans oublier les trahisons et les
dénonciations dans le cercle des proches, le lot
commun à ce type de régime.
Pourtant,
si elle vit depuis plus de vingt ans en Allemagne de l’Ouest,
pourtant si en rejoignant le pays de sa langue maternelle, elle a
tourné le dos à ce roumain synonyme de répression, Herta Müller ne
s’est jamais défaite de son expérience de la dictature. De ses
stigmates. Qu’elles soient évoquées frontalement comme ce fut le cas
successivement avec L’Homme est un grand faisan sur terre
(1988, éd.Maren
Sell), Le Renard était déjà le
chasseur (1997,
Seuil),
Hertzier (1994) et La Convocation
(2001, éd.Métailié)
- dans chacun des cas, l’auteure repart en Roumanie -, ou à travers
sa découverte (désenchantée ?) d’abord de Berlin-Ouest puis de
Hambourg. Dans
Reisende auf einem Bein (1989) puis,
trois ans plus tard, dans Eine warme Kartoffel ist ein warmes
Bett, elle dénonce la persécution des Kurdes, et de
manière générale, des immigrés.
Dans la littérature d’Herta Müller, l’attention
est d’abord portée aux détails, à ce qui fait
que la liberté de ses personnages se rétrécit
comme peau de chagrin, que leur existence est
sans cesse broyée par des humiliations
quotidiennes, que leur humanité est niée avec
une cruelle permanence ou une permanente
cruauté… De menus gestes qui s’accordent à
l’écriture d’Herta Müller, elle-même sans
esbroufe ni pathos, mais tenace comme les vies
en butte que l’auteure décrit. Et si avant de
devenir romancière, elle fut poète, ce fut une
façon pour elle, par le biais des allégories,
des métaphores, des visions, de s’échapper de
l’environnement « carcéral » qui était le sien,
une façon de se raccrocher à une image pour ne
pas céder à la folie.
La
fiction pour lutter, pour échapper à la peur… On songe à l’héroïne
de La Convocation, une ouvrière dans une usine de confection
en Roumanie qui fabrique des vêtements destinés à l’Italie et qui
parce qu’elle rêve d’un ailleurs a glissé dans une dizaine de poches
un billet sur lequel elle a écrit « Ti aspetto » (« Je
t’attends », en italien) espérant ainsi qu'un homme la demandera en
mariage, se retrouve convoquée à la Securitate. Empêchée de partir,
de fuguer. A l’image de millions d’individus qui furent ainsi
empêcher de tourner rond et dont les bouteilles à la mer demeurèrent
lettres mortes. Les mots d’Herta Müller ont eux trouvé plus qu’un
écho, plus qu’une résonnance, une écoute. Et depuis ce jeudi, une
consécration qui a donc voulu, mais est-ce vraiment un hasard,
qu'elle arrivât un mois avant le vingtième anniversaire de la chute
du mur de Berlin, qui devait provoquer un peu plus tard, en
décembre, la fin des Ceausescu.